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D’ordinaire, il y avait des règles strictes en pareil cas.
Les cadavres des meurtriers en série capturés étaient conservés au congélateur pendant un certain temps. Souvent, diverses agences en réclamaient des échantillons – notamment les services scientifiques. Elles considéraient ces criminels chasseurs d’hommes comme une espèce légèrement différente qu’il fallait étudier de près. La nouvelle de la mort de Sqweegel avait filtré dans la communauté scientifique, et tout le monde exigeait sa part.
Après tout, c’était une nouvelle espèce de prédateur. Un monstre comme le monde n’en avait jamais vu.
Un niveau 26.
Mais Dark n’allait pas laisser faire.
Ce n’étaient pas seulement les cauchemars – qui étaient déjà épouvantables. Des images d’une main coupée et encore gantée détalant sur le sol du cachot comme une tarentule blanche. Tirant son bras vers le torse. Des veines qui se tortillaient comme des serpents, cherchant à se rebrancher sur leur hôte. Ses yeux – ses ignobles yeux noirs – revenant à la vie. Et son cadavre ressuscité rampant sous un berceau d’enfant, tendant la main vers elle, le cri du bébé qui ne comprenait pas ce qui fondait sur elle…
Oui, les cauchemars étaient atroces.
Mais il y avait aussi l’idée que Sqweegel puisse continuer à vivre, même s’il n’était plus qu’un échantillon quelque part dans un laboratoire du gouvernement. C’était une forme d’immortalité que Dark ne pouvait tolérer. Chaque fragment devait être détruit. Brûlé, consumé, réduit en poussière. À néant. Jusqu’à la moindre cellule.
Sqweegel avait passé toute sa vie d’adulte à ne laisser aucune trace. Dark estimait que ce désir devait être exaucé jusque dans la mort.
C’est pourquoi ils étaient là, dans ce crématorium, chargés d’un carton rempli des restes de Sqweegel. Riggins avait enfreint une bonne dizaine de lois pour y parvenir, mais que pouvait-il dire à ce stade ? Pas question, Dark. Non, il avait tout organisé sans discuter ni se plaindre. Dark se disait que Riggins avait autant que lui envie de voir griller cette saloperie.
Sqweegel avait prétendu être le père de l’enfant de Sibby. Dieu merci, le test de paternité avait prouvé le contraire. Et, après cette journée, il ne resterait plus une seule trace du monstre sur cette terre.
Dark fit un signe de tête et les employés du crématorium abaissèrent le levier. Le carton commença à rouler vers la chaudière remplie de flammes.
Les employés avaient lorgné le carton d’un œil soupçonneux – qu’est-ce que c’étaient que ces gens qui apportaient un défunt dans un carton ? Non seulement ça, mais un défunt démembré, balancé en vrac dans la boîte. Des morceaux de bras et de jambes. Un torse déchiqueté. Une tête décapitée, les yeux encore ouverts.
Mais Riggins avait montré sa plaque, et tout était passé comme une lettre à la poste.
Le carton tressauta un peu en avançant vers le four chauffé à 800 degrés. Les flammes léchèrent avidement le carton.
Il se recroquevilla, s’embrasa, mais les morceaux du corps semblaient résister au feu.
Les employés s’apprêtaient à refermer la porte du four à l’aide de perches métalliques, mais Dark les arrêta d’un geste. Il voulait voir le moindre détail. Il avait besoin de savoir.
Il s’approcha de la chaudière, si près qu’il sentit la chaleur sur son visage. Les yeux noirs de Sqweegel le fixaient, comme par défi, comme s’ils refusaient de céder aux flammes.
Mais les fragments de chair et d’os finirent par succomber, bouillonner et noircir dans l’intense chaleur qui les réduisit peu à peu en cendres. Au bout d’une heure, les employés regroupèrent les restes avec des râteaux afin que tout soit entièrement consumé.
Et, une heure plus tard, il ne resta plus que des cendres et des fragments calcifiés qui allaient être récupérés et pulvérisés.
Il ne restait plus rien de Sqweegel.
Le meurtrier de niveau 26 avait quitté ce monde. Pour toujours.
Même son repaire avait été entièrement nettoyé et débarrassé de toute trace, y compris les restes de ses victimes.
L’odeur âcre de chair calcinée allait demeurer dans les narines des employés pendant des jours, malgré tous leurs efforts – mouchoirs, pulvérisations. Dark et Riggins avaient le même problème.
Une odeur n’est ni une brume ni une fumée. Ce sont en fait des particules de ce que l’on sent qui remontent dans les fosses nasales et se fixent sur leurs cellules réceptrices.
Il suffisait que Dark donne à manger à sa petite fille, se lave le visage, se regarde dans son miroir en se rasant… il n’avait même qu’à respirer, et Sqweegel reviendrait.
Au milieu de la nuit, quelques heures après la crémation, Dark se réveilla brusquement en comprenant qu’il avait commis une terrible erreur.
Il aurait dû conserver un peu d’ADN. Un simple échantillon, afin d’avoir une référence pour les affaires non résolues. Si le monde devait à jamais être débarrassé de Sqweegel, tous ses méfaits devaient être catalogués, compris, classés. On ne fait pas comme si l’ogre n’existait pas : on le traîne sous les projecteurs de la science pour montrer au monde entier que c’était un dément, rien de plus.
Quelques heures plus tard, fixant toujours le plafond, Dark se rendit compte qu’il restait encore un endroit où se trouvait peut-être un peu d’ADN de Sqweegel.
Riggins se porta volontaire.
Il avait vu l’expression de Dark quand il lui avait expliqué ce qu’il voulait faire. Dark avait pris un air détaché, mais Riggins n’était pas dupe. Dark se dérobait devant la perspective de devoir prélever de l’ADN sur le cadavre de sa femme. C’était une épreuve qu’aucun homme ne souhaite affronter. Surtout après ce qu’il avait déjà enduré. Riggins y alla donc à sa place.
À la morgue, il souleva la main de Sibby et passa délicatement le bâtonnet sous un ongle, comme on essuie du bout du doigt une larme au coin de l’œil d’un enfant. Il songea à la force qu’elle avait dû rassembler pour lutter, emporter avec elle une parcelle de son assassin dans l’autre monde ; déchirer de ses ongles la combinaison de latex et sauvegarder un fragment de sa chair.
Il procéda lui-même à l’analyse et attendit seul les résultats dans le labo. Il ignorait s’ils découvriraient une identité, mais il se doutait qu’ils avaient des chances raisonnables de trouver un membre de la famille. Un petit bip annonça la fin du processus.
Sept des onze allèles correspondaient.
Non, se dit Riggins. C’est carrément impossible.
Peu après, Dark l’interrogea.
— Rien, répondit Riggins. Pas de correspondance. Cette saleté venait vraiment de nulle part.
De tous les mensonges que Riggins avaient proférés de sa vie, celui-là avait été le plus pénible.